CHAPITRE III

Reynald de Caledon vint se camper devant le garde mujharan qui avait appuyé sa lance sur la gorge de Brennan.

— Votre nom ? fit-il.

— Dion, capitaine de cette compagnie de Soldats royaux du Mujhar. J'appartiens à sa garde personnelle.

Le prince étranger fronça les sourcils.

— Je suis Reynald, cousin du prince Einar de Caledon. Je souhaite porter plainte contre ces trois Homanans. J'exige qu'ils soient enfermés jusqu'à ce que le Mujhar entende mon témoignage !

— Mon seigneur, vous avez le droit de porter plainte... Mais à votre place, je réfléchirais...

— Il n'en est pas question ! Je suis venu profiter d'une soirée tranquille, et ces hommes m'ont agressé et ont provoqué une rixe. Je demande réparation de cet affront à mon honneur et à celui du prince Einar.

— Einar est ici ? demanda Brennan d'un ton léger. Je ne l'ai pas vu...

— Qu'il soit présent ou pas ne veut rien dire. Vous m'avez insulté. Je fais partie de la délégation de Caledon. Vous avez donc offensé le prince Einar à travers moi.

— Vous avez laissé votre escorte se battre, si je ne m'abuse. Et vous êtes celui qui a provoqué la bagarre.

— Mon seigneur ? demanda Dion.

— Vous le respectez plus que moi, dit Reynald en rougissant de colère.

— Avec raison, répondit Dion, ne cachant pas son mépris pour le hobereau caledonan. Sauf votre respect, cet homme sera un jour mon roi.

— Roi..., répéta Reynald, l'air abruti.

— Oui, un jour, acquiesça Brennan. Pas avant longtemps ; mon père le Mujhar est en très bonne santé.

Reynald regarda ses trois adversaires. Soudain, toute couleur déserta son visage.

— Qu'Obram me garde, murmura-t-il, vous êtes les trois fils du Mujhar. Je me souviens, maintenant...

— Vous êtes un peu lent d'esprit, n'est-ce pas ? Nous nous sommes rencontrés hier, devant le trône du Lion.

— Où vous avez souhaité longue vie à notre père, le Mujhar.

— Cela suffit avec cet imbécile ! Je pense qu'il a compris, dit Hart. Nous devrions rentrer avant que notre jehan envoie des hommes à nos trousses. Au fait, comment êtes-vous arrivé ici, Dion ?

— Je les ai fait appeler, intervint Rhiannon. J'ai jugé logique d'aider à ce que cette bagarre se termine, puisque j'avais contribué à la faire commencer. ( Elle regarda Brennan. ) J'ai... été ingrate, tout à l'heure. Vous avez fait cela pour moi. Je ne voulais pas que vous soyez blessés...

Elle jeta un coup d'œil à Hart et à Corin, mais son regard revint se fixer sur Brennan.

— C'est à moi de vous remercier, dans ce cas, dit celui-ci. ( Il se tourna vers Reynald. ) Bien entendu, vous pouvez porter plainte. Mais je vous conseille de laisser tomber, et de nous retrouver au banquet que votre cousin Einar donne ce soir en l'honneur de mon père. Si nous ne partons pas tout de suite, nous serons très en retard...

Reynald regarda son escorte royale. Plusieurs hommes étaient inconscients, d'autres essayaient de se relever. Il fit signe aux deux qui restaient debout.

— Suivez-moi, ordonna-t-il.

Il quitta aussitôt la taverne.

— Et ses autres hommes ? dit Corin.

Hart lui fit un grand sourire.

— Il est le neveu du roi de Caledon, rujho ! Il ne lui appartient pas de se soucier des hommes blessés pour le défendre !

— Ah, fit Corin, dûment renseigné sur les mœurs de la noblesse caledonane.

Brennan soupira et ôta sa bourse de sa ceinture. Il la donna au tavernier.

— Pour les dégâts.

Puis il enleva la bague d'argent ornée d'un saphir qu'il portait à un autre doigt que la chevalière au rubis.

Il la mit dans la paume de Rhiannon.

— Pour vous montrer que les Cheysulis ne sont pas si méchants, et pour remplacer la pièce d'argent.

Elle le regarda sortir en compagnie de ses frères. Quand il fut hors de vue, elle embrassa la bague.

Le Mujhar passa une jambe dans la botte que tenait son valet de corps. Il leva la tête alors que Taggart finissait son récit.

— Ils ont fait quoi ?

— Démoli la plus grande partie de l'escorte de Reynald, mon seigneur.

— « Démoli. » Y a-t-il des morts ?

— Nous ne le pensons pas, mon seigneur. Plusieurs Caledonans sont blessés, mais pas gravement.

Niall aurait préféré des vêtements cheysulis, plus souples et plus confortables. Mais souvent, comme ce soir, le protocole le forçait à porter une tenue homanane.

— Mon seigneur, dit le valet de corps en lui tendant la seconde botte.

— Oui, oui, dit-il en prenant la botte et la tirant sur sa jambe. Ils y étaient tous les trois ?

Taggart fit signe que oui.

— Même Brennan... Je n'avais pas besoin de ça, pas ce soir !

— Mon seigneur, Dion a rapporté que la rixe ne semble pas avoir été déclenchée par les princes. Si le seigneur Reynald les a provoqués, ils ont sans doute eu une bonne raison de réagir.

— Une raison, oui. Bonne, j'en doute. Je n'arrive pas à croire que Brennan était dans le coup. Hart et Corin, oui, mais Brennan... cela ne lui ressemble pas.

Deirdre entra dans la pièce par une autre porte.

— Mon seigneur, ton favoritisme se voit.

— Est-ce vrai ? Même toi, tu dois reconnaître que Brennan n'est pas comme ça, normalement.

— Qu'ont-ils encore fait, tes fils ?

— Ils ont mis à sac une taverne — une des meilleures de Mujhara, qui plus est — et ils ont blessé plusieurs hommes d'armes. En bref, ils ont sans doute ruiné tout espoir de renouveler le traité de commerce avec Caledon.

— Vraiment ?

Elle tapota la chaîne d'argent qui ornait son pourpoint. Chaque maillon était travaillé en forme de lion rampant.

— Je crois que tu ne comprends pas. Taggart, où sont-ils en ce moment ?

— Dans votre solarium privé. Le prince Brennan a supposé que vous voudriez les voir.

— C'est un garçon intelligent, dit Niall sarcastiquement. Va les chercher, Taggart.

Celui-ci s'inclina et sortit.

— Niall, demanda Deirdre, mal à l'aise, qu'as-tu l'intention de leur dire ?

— Ce qui me viendra à l'esprit quand je les aurai en face de moi.

Il lui prit le bras et la conduisit dans une autre pièce, plus privée.

— Meijha, promets-moi que tu me laisseras m'occuper de leur punition.

— En d'autres termes, tu ne veux pas que je m'en mêle. D'accord. Ce sont tes fils, pas les miens.

— Par les dieux, il est vraiment en colère ! dit Brennan quand Taggart leur eut fait part de l'endroit où leur père les attendait.

— Es-tu une femmelette ou un guerrier ? demanda Corin. Pourquoi as-tu si peur de l'affronter ?

— Sans doute parce que j'ai rarement été réprimandé. C'est toi qui te mets généralement dans ses mauvaises grâces.

Brennan sortit à grands pas du solarium. Ses frères le suivirent.

— Hart aussi, fit remarquer Corin. Je ne suis pas le seul qui ait comparu devant notre jehan.

— Et tu en es fier ?

— Tu as mal au bras, dit Hart. Cela te rend irritable, rujho.

— Je suis irritable parce que j'ai un jeune rujholli qui n'a pas assez de sens commun pour savoir quand il doit fermer la bouche. S'il défie notre jehan au lieu de montrer du regret, cela ne fera qu'aggraver les choses.

Corin jura.

— C'était la faute de Reynald, pas la mienne. Et c'est toi, Brennan, qui as déclenché la bagarre !

— Oui, dit Hart. Quand notre jehan le saura, il sera peut-être enclin à plus d'indulgence. Il est habitué à nos frasques, à Corin et moi, mais si Brennan est impliqué, cela le fera réfléchir.

Brennan soupira.

— C'est toujours ça, dit-il.

Niall regarda ses fils entrer dans la pièce, Brennan passant le premier. Les trois jeunes hommes étaient en piteux état, vêtements déchirés et tachés, des meurtrissures sur toutes les parties visibles de leurs corps.

Corin entra en dernier et se laissa tomber sur un tabouret.

— Lève-toi, siffla Hart à son oreille.

Corin ne bougea pas.

— Un à la fois, dit Niall avec un soupir intérieur. Qui veut commencer ?

Brennan allait parler, mais Corin le devança.

— C'était à cause d'une fille, dit-il abruptement.

Ses frères le regardèrent de travers ; il rougit, mais continua.

— Oui, une fille.

— Une fille, dit pensivement Niall.

— Une serveuse, ajouta Hart. Mais ce n'était pas une serveuse ordinaire, ni une taverne ordinaire.

— Bien entendu, dit Niall d'une voix mielleuse. Mes fils ne fréquenteraient pas une taverne ordinaire.

— Il y avait aussi un ku'reshtin caledonan. Tout le monde vous le dira.

— Et toi ? Que vas-tu me dire ?

— Je viens de vous le dire.

— Corin..., commença Hart.

Niall lui fit signe de se taire.

— Continue, Corin.

— Il a frappé la fille. Elle a failli tomber, et elle s'est coupé la main sur la jarre de vin.

— Il a refusé de s'excuser, ajouta Hart.

Le sourcil gauche de Niall se leva.

— Une serveuse a exigé les excuses d'un noble caledonan ?

— Non, bien sûr, dit Corin d'un ton dégagé. C'est Brennan qui l'a fait pour elle.

— Ah. ( L'œil unique de Niall se tourna vers son fils aîné. ) C'est donc toi qui as commencé ?

Le ton de Niall impliquait à la fois la surprise, la déception et la désapprobation.

— Oui, répondit Brennan. Il a été grossier avec elle. Il lui a fait mal.

— Tu es donc intervenu pour défendre son honneur, en supposant qu'elle en ait encore un !

Brennan fronça les sourcils.

— Selon vous, parce que c'est une serveuse, elle ne mérite pas qu'on l'aide si quelqu'un la maltraite ?

— Non. Simplement, j'espère qu'elle valait la peine de perdre le traité commercial avec Caledon.

— Oh, fit Brennan, comprenant plus vite que ses frères.

— Oui. Oh.

— Mais vous n'êtes pas sûr que le prince Einar refusera de négocier, dit Corin. N'est-ce pas, jehan ?

— Il existe une possibilité que le traité soit repoussé, ou même annulé. Cela s'est déjà vu, dit Brennan

— Peut-être avez-vous eu raison de défendre l'honneur de cette serveuse ; cela prouve au moins que vous êtes chevaleresques. Mais je proteste contre votre manque de diplomatie, et votre incapacité à comprendre qu'elle est nécessaire dans toutes les situations, particulièrement celle-ci. De plus, je me vois obligé de vous rappeler que les Cheysulis, et les princes du sang, ne se battent pas dans les tavernes. Suis-je clair ?

— Ce n'est pas la première fois que nous le faisons, dit Corin, insolent.

Niall alla vers lui et s'arrêta devant le tabouret où il était assis. Il le saisit par son poignet blessé et le mit debout de force.

— Depuis vingt ans, tu profites des avantages de ta naissance. Ta jehana était princesse d'Atvia, fille des guerriers cheysulis et des rois homanans. Peu m'importe ce que tu penses de moi, mais ce comportement doit cesser, Corin. Tu dois au moins apprendre à respecter le sang qui coule dans tes veines. Ce que tu fais n'est pas digne de toi.

— Alors, je ne suis pas digne de vous, dit Corin.

Niall lâcha aussitôt le poignet de son fils. Choqué, Deirdre aurait voulu aller vers lui, mais elle se retint. Elle ne voulait pas miner l'autorité paternelle en montrant à Corin combien son commentaire avait blessé son père.

Le Mujhar se détourna un instant, puis refit face à ses enfants. Il regarda Hart et Brennan, ignorant Corin, comme s'il n'avait plus rien à dire au fils qui lui ressemblait tant.

— Ce que j'ai dit à Corin s'applique aussi à vous, annonça-t-il aux jumeaux. Je ne vous ai pas élevés pour que vous vous comportiez comme des soudards en permission. Brennan, tu es celui dont j'attendais le moins ce genre d'attitude.

— Nous voulions seulement boire un verre, jehan.

Nous n'avions pas l'intention de nous battre, dit Hart après un bref silence.

— Reynald l'avait bien cherché, jehan, intervint Corin. Si le reste de la maison royale caledonane est comme lui, vous ne voudrez pas d'un traité, de toute façon.

— Je vois, dit Niall avec un calme forcé. Je vais désormais baser ma politique étrangère sur la personnalité des monarques. C'est du moins ce que tu me conseilles.

— Jehan...

— Corin, il te reste beaucoup à apprendre sur la politique. Je te suggère de commencer tout de suite, parce que dans deux ou trois ans, tu partiras pour Atvia, pour monter sur le trône de ton grand-père Alaric.

— Et si je refuse ? dit Corin.

— Tu as le choix. Tu peux rester ici en tant que fils déshérité et renié, ou accepter ton tahlmorra et partir pour Atvia.

— Je pourrais aussi rester ici avec les clans, jehan. Vous ne réussirez pas à me priver de mon héritage, ni de mon lir.

— Cela ne me serait pas nécessaire, dit Niall calmement. Un guerrier qui refuse son tahlmorra est seul à blâmer pour ses malheurs, y compris la perte de la survie après la mort. Inutile d'en discuter plus avant. Toutefois, il est nécessaire que vous compreniez que vous avez été irresponsables, et que vous acceptiez votre punition.

— Tout dépend de ce que c'est, marmonna Corin entre ses dents.

— Je vous interdis d'assister au banquet de ce soir.

— C'est tout ? s'écria Hart, tandis que Brennan lui donnait discrètement un coup de pied.

— Vous resterez consignés dans vos appartements, expliqua Niall. Pas de chevaux, Brennan ; Hart, aucun pari ; Corin, tu ne recevras pas la visite des suivantes de Deirdre.

— Pour combien de temps ? demanda Brennan, indigné. Si je ne m'occupe pas de mon nouvel étalon pendant plus d'un jour, je perdrai tout ce que j'ai acquis...

— Et moi, dit Hart, comment vais-je me distraire, sans pouvoir jouer ?

Corin rit.

— Le célibat forcé ? Pourquoi pas... Les dames n'en seront que plus avides de ma compagnie quand je serai libre de nouveau.

Deirdre sourit.

— Il leur sera difficile d'être « avides » si leur place est en jeu.

— Vous feriez cela ? demanda Corin, stupéfait.

— Pour soutenir le Mujhar, je ferais n'importe quoi. Comme vous devriez tous le faire, fils et filles.

Cette déclaration leur ferma la bouche comme rien d'autre ne l'avait pu.

— Vous pouvez vous retirez, dit Niall. Des repas vous seront apportés.

En silence, les trois jeunes gens sortirent de la pièce.